Le rapport d'une nation avec le temps renseigne efficacement sur sa manière d'être et d'agir. Le Brésil, par exemple, n'a qu'une seule vraie destination : le futur. "O Futuro " est son dieu, plus que son horizon : son pays. L'attitude temporelle de la Chine est différente : sa marche forcenée n'a qu'un but : retrouver la première place mondiale, une place que les dieux lui ont réservée depuis toujours et qu'elle n'aurait jamais dû quitter.
Par Erik Orsenna
Via Olivier Renaudin
Le rapport d'une nation avec le temps renseigne efficacement sur sa manière d'être et d'agir .Le Brésil, par exemple, n’a qu'une seule vraie destination : le futur. « O Futuro » est son dieu, plus que son horizon : son pays. L’attitude temporelle de la Chine est différente : sa marche forcenée n’a qu'un but : retrouver la première place mondiale, une place que les dieux lui ont réservée depuis toujours et qu'elle n'aurait jamais dû quitter. La France est par nature nostalgique. Elle regrette son glorieux passé. Donc elle déteste le changement qui l'éloigne de son âge d'or, vrai ou supposé. Quand l'ancien président de la République m’a fait l'honneur de me proposer le poste de ministre de la culture, il m’a demandé ce que je pensais de son idée de créer un musée de l’Histoire de France. Avec tout mon respect, je lui ai répondu que cette initiative était inutile, notre France étant déjà un musée.
Le succès du livre « Le suicide français » s'explique : il a rencontré, et flatté, le Regret National. Tout était mieux AVANT, même sous Philippe Pétain.
Même si l’on n’est pas un défenseur du Bel Hier, même si l’on n’a rien contre la modernité, il faut avouer que l'époque est vertigineuse. Rien n’est plus fixe. Tout bouge. A croire, comme les Japonais que nous habitons « le mouvant ». Ne disent-ils pas, non sans raison, que « tout ce qui a une forme est appelé à disparaître » ?
Tant de transitions sont à l'œuvre, et EN MÊME TEMPS !
Et tout serait plus simple si ces changements suivaient le même rythme. Mais le drame, c'est la concomitance. Plusieurs horloges fonctionnent, avec chacune son allure. L’État islamique vit dans sa tête au VIIIe siècle mais utilise les techniques les plus modernes pour communiquer ou pour assassiner. Les traders et leurs logiciels jonglent avec les nanosecondes quand les investissements qu'ils aident à financer peuvent n’atteindre la rentabilité qu’au bout de dix ou vingt ans.
Autre ruse du temps pour nous faire perdre la raison : vivons-nous dans un cycle ou sommes-nous emportés par une tendance ? La question est décisive en matière climatique. Si le réchauffement actuel n’est qu’une phase, attendons le retournement. Pas de quoi s’inquiéter !
La Terre a toujours connu ces alternances de chaud et de froid.
Mais s’il s’agit d’une tendance, agissons au plus vite pour éviter des catastrophes. D’autant que les changements ne sont pas linéaires : au-delà d’un certain seuil, les dérèglements s’accélèrent, le ticket de la maîtrise n’est plus valable.
La vérité, hélas, c’est que nous vivons EN MÊME TEMPS des cycles et une tendance, avec des seuils aussi inconnus que potentiellement redoutables.
Et pour finir, provisoirement, c’est la question du Progrès lui-même qui est posée. Qu’avons-nous gagné à tant croître ? Les chevaliers du retour à la sobriété s’affrontent aux productivistes. Sous le regard de ceux qui se veulent sages en prônant la « nouvelle croissance », animée par de « nouveaux » moteurs.
Plus grave, c’est la Science, voire la Connaissance qui sont remises en cause. Jusqu’à peu, on lui faisait confiance (trop aveuglément). Elle était LA solution quand la Nature était la menace. Maintenant, pour certains, c’est l'inverse. La Science est corrompue de mille manières. Vive l’ignorance ! Le catholicisme a connu cette période : moins on réfléchissait, plus on avait de chances d’entrer au Royaume de Dieu.
Et pour ne pas être en reste, l’Espace se fragmente, se divise, ses morceaux se superposent. Quelle est la bonne échelle des solidarités et des actions ? La ville, la région, l’État, les unions régionales ? N’avez-vous pas l'impression que nous revenons au Moyen Âge, que les Cités prennent le pouvoir au détriment d’États exsangues, pathétiques d’impuissance ?
Tel est, en simplifiant, le monde dans lequel nous vivons.
Bonne chance à tous.
Et bonnes nouvelles.
Car toute menace est une opportunité.
Toute incompréhension, une obligation d’inventer.
Ça va tanguer. Fort. Nous sommes en train d’accoucher du monde nouveau.
Vive 1788 !
Erik Orsenna